John Cuny piano
Jérôme Fouquet trompette
Jean-Brice Godet clarinettes
Yoram Rosillio contrebasse
Nicolas Souchal trompette

 

extraits :


Épidermiologie
Écharnage
Satch Ko

Peau de chagrin

 

     

« Le Seigneur Dieu fit pour Adam et Ève des vêtements de peau et il les en vêtit. »
La Genèse, Premier livre de Moise.

Nous avons tous en mémoire la belle aventure de Haïdi, berger du Sinaï, 2000 ans avant notre ère… Il venait de tuer une chèvre pour nourrir sa famille et l’avait dépouillée de sa peau selon la coutume. Après l’avoir décharnée puis salée, elle séchait au soleil lorsqu’un fort coup de vent l’emporta. Elle tomba dans le creux d’un rocher de granit rempli d’eau de pluie. Haïdi ne la retrouva qu’un mois plus tard. Il la fit à nouveau sécher, puis s’en vêtit. Grand fut son étonnement lorsqu’il constata que la peau ne pourrissait pas, ne dégageait pas d’odeur et blanchissait au soleil.

Nous avons renouvelé l’opération en enregistrant ce disque un dimanche de Sainte Dominique chez Ackenbush.

 

Cuir, Chez Ackenbush, FouRecords, 2015

Avant d’habiller skinheads et masochistes post-modernes, le cuir demeure cette matière animale et bestiale demandeuse d’attention et de graisse. Il n’y a qu’à dérouler les titres de ces cinq compositions pour comprendre que c’est bien à cette animalité plus qu’aux attraits esthétiques du perfecto que le quintet se dédie : « Epidermiologie », « Echarnage », « Tartare »…

Musique à fleur de peau, Chez Ackenbush s’habille de traditions improvisées extrêmes pour cette courte session au cours de laquelle l’osmose du quintet se fait puissamment sentir dans la construction collective (« Echarnage ») comme dans la superposition des lignes individuelles – « Peau de Chagrin » notamment, où l’accumulation des ligne mélodiques dissonantes sur des rythmes polymorphes en impose. L’attention à la simplicité et l’évidence de ces formules pour édifier si besoin la complexité du propos à cinq – ou à 2+3, 5×1, etc. : le vice algébrique – constitue la force de cet album. Le projet du quintet tranche avec le formalisme emprunté et convenu qu’on retrouve trop souvent dans les musiques improvisées européennes et leurs recherches de masses sonores ou bien d’épure totale – oui, je schématise grossièrement. Si l’on retrouve ces dimensions avec Cuir (notamment le dépouillement de « Satch Ko »), le canevas narratif animal soutient d’abord une musique brute qui batifole sans ambages avec le naïf et laisse autant de liberté que d’espace aux instrumentistes : les presque vingt minutes que dure « Tartare » illustrent cette exigence en dévoilant pour l’auditeur une suite de tableaux sensibles ; hypotyposes de l’angoisse à la joie.

Ce désir musical explique la formation du quintet, mais peut-être est-ce l’inverse. L’absence de batterie rend plus saisissants encore les jeux rythmiques dès l’introductif « Epidermiologie » où se dévoile déjà le talent des musiciens. Très marqué par le classique, John Cuny au piano déploie avec une remarquable économie de moyens une conviction inébranlable, souvent soulignée par la basse de Yoram Rosilio, qui pour être souvent discrète n’en semble pas moins constituer l’assise nécessaire au quintet. Les échanges des soufflants brillent dans l’entrelacement mélodique, encore une fois autour de formules simples qui rappellent aux fascinés de virtuosité technique que les croches et les noires ont tant à dire, pour toucher au lyrisme chimiquement pur (clarinette de Jean-Brice Godet sur « Echarnage ») comme pour fouiller la densité sonore des trompettes de Jérôme Fouquet et Nicolas Souchal – tous deux déjà accoutumés à jouer ensemble au sein de l’ARBF de Yoram Rosilio. Le monde est petit.

Enregistré à Malakoff chez Ackenbush – d’où le titre – cet album retrouve une authenticité et une sincérité qui sur la scène actuelle des musiques improvisées ne sont rien moins qu’inhabituelles. Et ça fait du bien. Jean-Marc Foussat, à la production comme à l’enregistrement, est irréprochable sur les deux tableaux et convainc que son jeune label peut se faire le porte-voix de cette scène qui en manque sans doute. Trop de raisons pour ne pas se laisser tenter par cet album intense plus que complexe, animal plus qu’intellectuel. Comme disait l’autre :

Pierre Tenne


CUIR : « Chez Ackenbush »

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CUIR : « Chez Ackenbush »
Fou Records

Une musique tannée à la main qui irritera peut-être les amateurs sensibles et épidermiques. C’est de l’improvisation sans fard autour de quelques éléments assez bruts : le Cuir brut sans l’onctuosité de la cire et le polissage de la brosse à reluire. Cinq improvisateurs de haut-vol inventent leur musique deux soirs de suite Chez Ackenbush (Malakoff), un de ces indispensables lieux de musique vivante où on chérit la liberté d’expression. Pourvu que ça dure.

> Fou Records FR CD 08 / http://fou.records.free.fr

John Cuny : piano préparé / Jérôme Fouquet : trompette / Jean-Brice Godet : clarinettes / Yoram Rosilio : contrebasse / Nicolas Souchal : trompette

01. Épidermiologie / 02. Écharnage / 03. Satch Ko / 04. Peau de Chagrin / 05. Tartare // Enregistré les 6 et 7 juillet 2014 Chez Akenbush à Malakoff (France).

Thierry Giard

Que fait Le Fou en liberté ? Combien de temps encore pourra-t-il n'en faire qu'à sa tête malade et publier ainsi des albums hors du temps, à contre courant de toute logique commerciale ? Hier, Jean-Marc Foussat exhumait de ses sillons deux enregistrements majeurs des années 80 captés au mythique Dunois comme aux non moins légendaires Instants Chavirés et aptes à rayer les oreilles les plus endurcies comme à fendre les cœurs les moins vulnérables (Bailey-Léandre-Lewis George-Parker Evan, "28 rue Dunois - Juillet 82" et Nozati-Lazro-Kowald, "Instants Chavirés"). Et aujourd'hui, le voilà qui ouvre les portes du Studio Pyjama, Chez Ackenbush, à cinq musiciens créatifs versés dans le jazz tendance free et aussi peu soucieux de leur notoriété que de l'actualité de leur mode d'expression… Assurément, ce type est dangereux !
Voyez vous-mêmes : John Cuny, pianiste adepte des préparations, premier prix de musique de chambre passionné d'improvisation, de théâtre musical et de ciné-concert. Jean-Brice Godet, clarinettiste partagé entre Ayler, Sonic Youth et Ligeti, qui choisit la liberté lors de quelques rencontres décisives (Fred Frith) et joue avec Braxton avant d'intégrer, notamment, le tentet de Joëlle Léandre. Jérôme Fouquet, trompettiste également bassiste, avide de collaborations extrêmes et capable d'animer des ateliers en conservatoire comme en milieu pénitentiaire. Nicolas Souchal, autre trompettiste élève de Jean-Luc Cappozzo, qui s'initie aux musiques expérimentales avant de cofonder, à Clermont-Ferrand, un collectif ("Musique en Friche") dans la lignée de l'ARFI. Et Yoram Rosilio, contrebassiste nomade alternant impro et traditionnel entre New York et le Maroc tout en participant à une quinzaine d'albums en sideman et une petite dizaine en tant que leader. Et tout ce joli monde s'est intitulé CUIR, en référence à la méthode ancestrale du tannage consistant à laisser tremper durant des mois des peaux naturelles dans une fosse remplie d'eau riche en résidus végétaux.
Que s'est-il donc passé durant les heures où le quintet a trempé dans la fosse du Studio Pyjama ? Rien moins que l'évidence de l'entente succédant à l'écoute et l'émergence d'une musique centenaire recouvrant, dans le présent de la situation, son caractère intemporel. Ici et maintenant, le free est vivant, mais s'il peut prétendre à la pérennité, ce n'est que par son éternel pouvoir de réincarnation dans l'imminence de l'instant. Les cinq musiciens ont donc saisi l'occasion telle qu'elle se présentait et choisi de miser sur son adéquation à l'humeur collective, fonçant tête baissée vers un ailleurs insoupçonné sans jamais se soucier du chemin emprunté. Et c'est ainsi que, dans une cavalcade effrénée de cordes étouffées au fond du piano ou dévalant à pic le manche de la basse, les cuivres s'offrent des unissons tendus comme des points d'exclamation, que les doigts virevoltant le long du clavier détruisent aussitôt le moindre espoir de tempérance et que le fracas incessant du métal où zigzague l'éclair brisé de la clarinette basse compense immédiatement l'absence de percussions. Dès l'ouverture, la liberté s'invite dans la composition sans qu'on puisse deviner si l'écriture a prévalu à l'exécution ou si le thème jaillit de l'improvisation. Les plages plus calmes en apparence cachent également bien leur jeu quand le souffle des trompettes évoque le frisson des cymbales et les coups heurtant l'intérieur du piano une amorce de rythme sur des cercles de toms. Cette percussion mentale sous-tend d'ailleurs l'ensemble de l'album, induisant une pulsation interne en sympathie avec les battements de notre propre cœur. Et lorsque la clarinette sinue entre les barres de l'échelle harmonique, reliant des intervalles de plus en plus espacés, le grondement pourtant lointain d'une tempête dans un cuivre et les grognements sourds de la basse rayant obstinément le sol continuent de marquer un tempo d'autant plus obsédant que nous ne pouvons arguer d'aucune frappe pour en justifier la sensation. Les vents et le clavier ont alors beau jeu de suivre le mouvement abstrait de cette cadence fantôme pour lancer vers le ciel les premières fusées d'un feu d'artifice éclatant de lyrisme, dont chaque déflagration semble parfaitement indépendante, mais qui ne doit malgré tout son succès qu'à la singulière cohérence de l'embrasement général.
Dans la fosse humide du Studio Pyjama, les cinq artificiers ont donc laissé tremper les possibles d'un jazz immédiat pétri de culture et d'inconscience, de mémoire et d'irrévérence, de résolution et de désir de jouissance afin d'obtenir, au bout du compte, un cuir aussi résistant qu'une tradition centenaire, mais plus souple encore qu'une relation libertaire.

Septembre 2015 - Improjazz
Joël PAGIER


12 octobre 2015

Cuir (Fou CD 08)

Cuir cd cover

Un pur jaillissement ! Une vitalité bluffante ! Un irrespect des canons du "beau". C'est ce que se disaient les assoiffés d'alors du jazz, gavés pourtant de purs joyaux hard bop (ou de frissons transgressifs monkiens ou mingusiens) ... et découvrant le free.
On pourrait croire que le temps n'est plus à ces fulgurances, au point de préciser en exergue d'une fête que le jazz n'est pas mort.
Mais comme toujours, la vie pousse, fait craquer la gangue recuite.
A l'écoute de "Cuir", les mêmes mots surgissent. Un pur jaillissement ! Une vitalité bluffante !
L'irrespect ? Non, pas vraiment, mais sûrement l'absence de tout complexe : chacun des musiciens va puiser dans ses palettes mémorielles, ses dernières trouvailles sonores, et propulser ses éclats vers des collisions aux effets incertains.
Une vitalité irrésistible qui s'impose dès les premières notes. Pluie percussive et clusters au piano, unissons acides aux vents, une basse qui déboule, bouscule, ravage tel un sanglier pourchassé : une vraie déflagration que ce premier thème, "Epidermologie".
Changement de cap lors du deuxième thème, "Echarnage". Un moment comme suspendu. Une ambiance de matins calmes, où la musique s'éveille, s'étire, grince un peu, craquelle. Frappes sur bois (piano ? contrebasse ?), grondements d'archet, trilles de souffles (trompettes), une clarinette lançant ses tourbillons de notes, des ébauches de chants. Une abstraction expressionniste.
Paysages semblables avec "Satch ko", peut-être plus sauvages, plus mystérieux  : des souffles, des sons murmurés, enroués aux trompettes, un superbe chant crépusculaire à la clarinette, des sons comme échouant à s'extraire, une note en pivot
Une "Peau de chagrin" en ébullition lente, un peu timide, hésitante, avant le signal du piano. Puis tout semble se libérer progressivement, une musique désarticulée,  véhémente, le piano tantôt percussif, tantôt déferlant . Des moments d'exubérance aussi, incontrôlables, proprement mingusiens, une basse aux cordes qui structurent avant que de prendre toute la place.
La pièce principale, "Tartare", est secouée de plusieurs vagues de clusters, de jaillissements erratiques et denses, avec en déclencheurs, des chants de la clarinette (torturée, chantournée ou timide). Un maelström collectif d'où surgissent des geysers dans une nappe magmatique au piano et à la basse, des cornes de brume véhémentes, des claquements. Enfin, tout s'estompe et trouve l'apaisement.
Une réussite! En douteriez-vous? Un de ces enregistrements qui vont éclairer l'année, et plus si affinité.

John Cuny (p), Jérôme Fouquet et Nicolas Souchal (tp), Jean-Brice Godet (cl, bcl), Yoram Rosilio (b), des musiciens qui s'installent dans notre Panthéon intime.

Enregistrement les 6 & 7 juillet 2014 chez Ackenbush.

Une nouvelle pépite de Jean-Marc Foussat et de son label, Fou Records (Fou CD08)

Guy Sitruc